Marches & Limites

Marches et limites par Catherine Belœil, texte introductif du livre Marches & Limites, Edition Musée Quesnel-Morinière, Coutances, 2005.

Regarder une photographie de  paysage suppose un ensemble de collisions, surtout quand cette photographie est prise dans une perspective à hauteur d’œil : collision entre place du spectateur (de la photographie), du marcheur, et bien sûr, du photographe. Ainsi, Sophie Deballe conçoit son travail photographique sur le paysage, inauguré en 2000, comme un parcours, une déambulation, une marche à pas mesurés : le temps de la promenade détermine les motifs photographiés. C’est donc naturellement que cette exposition conçue pour le musée de Coutances, commence par un premier ensemble de photographies de la forêt de Marchiennes, dans le Nord, à quoi fait suite le travail réalisé dans divers lieux du Pays de Coutances, lors d’une résidence en juillet 2004, initiée par le Musée.

Ainsi, de Marchiennes à Coutances, temps et distance géographiques sont l’origine  des motifs multiples interrogés par Sophie Deballe : la forêt pour son fourmillement de formes ou plutôt de points, qui annule les repères par leur précision plutôt qu’il ne les éclaire. Le choix du panorama, surtout quand il est approximatif, conforte ce brouillage des repères, ainsi que la symétrie, elle aussi  approximative, à l’œuvre dans certaines pièces. A Coutances, l’autre grand motif, en plus de la forêt, est le littoral, pour son horizon indécis, horizon vidé de toute structure : l’horizon se dessine en creux, dans le vide qu’il laisse comme unique trace. L’horizon, dans sa définition étymologique (c’est-à-dire « borne ») ne peut sans doute pas satisfaire la photographe qui préfère une limite assurant des passages; ces grands « vides maritimes », parlant de ce qu’il reste quand la mer s’est totalement retirée, une surface uniforme dans laquelle ciel et mer s’équivalent et sont l’écho des surfaces saturées de la touffeur des forêts.

Dès le titre, générique à l’exposition et au texte, se profilent les motifs d’un tel paysage. La marche, dans son étymologie, correspond  au marquage d’un territoire : le seuil remarqué, démarqué d’un lieu conforté dans sa frontière. Cette marche est donc naturellement au cœur de lieux-dits, tel Marchiennes justement,  ou de titre de distinction (le marquisat). Ainsi de la limite : l’étymologie renvoie à un chemin bordant un territoire. C’est plutôt par les bords, en tant qu’ils interdisent la vue photographique frontale, que sont conçues les vues de Sophie Deballe. A travers les formes du multiple (diptyque, triptyque, panoramique) et de l’unique, la photographe semble tourner autour de son motif, comme on tourne autour d’un lieu : dans l’impossibilité de l’atteindre, il se transmet dans ses multiples occurrences et apparences. La principale occurrence est donc le chemin,  que la photographe traque et décline jusque dans les méandres géographiques que laisse la mer quand elle se retire du sable , chemins informes et peu discernables, sans bords, une géographie du sable mouvant.

La photographie (la photographe) centre, cerne une trace, celle laissée par de multiples passages dans une forêt, sur une plage... C’est une attention portée momentanément au sol, aux pas d’un marcheur, à l’activité humaine ou à celle moins démonstrative de la nature façonnant le paysage; trace qui est suite et mouvement dans une direction établie ou incertaine, et désigne l’action du marcheur, celle du photographe, et enfin, celle du spectateur, qui anticipe les pas du promeneur. Le chemin marque, démarque la présence du sol, les traces d’existence, quand marcher c’est aussi marquer son passage ou son territoire, d’une trace de pas ou par l’appareil photographique. Le paysage devient ce ras du monde, cette peau imprimant toute trace d’être.  La trace (de pas, photographique) rappelle une existence oublieuse d’elle-même, elle est un mémentode vie sans suspens possible ; un rappel à l’ordre du sol, subjectile à plein temps, à pleine surface.

Sophie Deballe mêlant marche et photographie, se rappelle que le premier chemin date de la première complicité, qu’il  est une connivence des pas, ceux des hommes se suivant et s’accordant confiance dans la marche à suivre : Le chemin est une marche commune, une appropriation collective du paysage par l’inscription au nombre des activités humaines ; les chemins suivent d’abord les pistes de la chasse, puis ceux de l’échange et de la guerre, et fomentent ainsi le passage du paysage à la géographie. De Marchiennes à Coutances, les chemins cadrés, parfois inventés par la photographe sont ainsi très divers, passant de la belle symétrie d’une route de forêt au chemin que l’on se fraye dans l’opacité d’une végétation.

Dans tous les cas, les chemins ou routes photographiés par Sophie Deballe, au contraire de leur définition, ne se donnent pas d’emblée. Loin de l’avenue, de la venue, ils se cherchent toujours du pas ou  du regard, chemins au bord de l’imagination, au seuil d’être inventés, dans le paysage et sur l’image. Il y a une intimité entre ce chemin qui se cherche au sol du paysage et la pellicule photographique, qui enroulée sur elle-même et dans l’obscurité, se déroule et s’impressionne : la pellicule est un chemin, littéralement une trace de chemin, ce témoin lumineux qui taille dans la continuité et le vif  du paysage, un chemin de douze poses.

Mais les chemins photographiés se perdent ou s’évanouissent, parce que marcher n’est pas toujours aller quelque part, que ce chemin n’est pas le seul possible .Chaque lieu est aussi passage, aux limites incertaines, carrefour entre proche et lointain ou entre deux lieux conjoints, carrefour qui se meut à chaque pas puisque chaque pas est un carrefour possible. Ainsi, chaque pas se prend dans un tissu de directions, tissu routier qui de proche en proche s’étend pour devenir la terre même. Naturellement un pas après l’autre, dans un espace proliférant et dans lequel rien n’est désigné puisque l’espace entier est carrefour ; l’étendue est avenue. Chemin des convenances dans un espace de ressemblances, dans la forme du proche en proche. La convenance est de l’ordre de la conjonction et de l’ajustement ; par sympathie, toute venue se fait accompagnée. La convenance est la pacification dans l’étendue, dans l’assemblée, elle est le voisinage de tous les chemins bord à bord, qui se fondent finalement en un sol parfaitement ouvert et nivelé, un monde-carrefour de tous les chemins : Le monde est le lieu de mon passage : là où jesuis est ma route qui porte en elle, comme en latin, les endroits d’où je viens (unde), où je suis (ubi), où je vais (quo), où je passe (qua). Le monde est le carrefour unissant ces différents lieux à mes pieds ;  ailleurs, là-bas  se recoupent ici et forment ma route.

Il n’y a donc pas de nécessité dans le choix d’une route puisqu’elles se valent toutes, il s’agit juste de marcher, d’emprunter un certain chemin qui aurait pu être celui d’à côté, ou celui là encore, qui sont en même temps pris dans le tissu inextricable qu’ils forment ensemble, avec d’autres. Autant de chemins possibles et donc de paysages sous-jacents, au bord d’apparaître, préservant les pas dans leur singularité puisque si un chemin en vaut un autre, pour le promeneur dégagé de tout choix les bifurcations ne comptent pas plus qu’une route unique : parce qu’il n’y a que de l’indéterminé dans l’attente de la détermination d’un pas limitant l’espace, et ce faisant,  déterminant le point de vue, la marche à suivre, l’horizon qui se devine.

Cette attente de la détermination d’un pas (d’un premier pas) est la limite première, le seuil invisible de la marche : Je suis l’origine qui appréhende le chemin et son parcours. Je suis le chemin : entre verbe être et verbe suivre, le chemin est avant moi et mon pas le dessine pourtant. Tout commence par un premier pas dans un monde sans chemins qui les contient tous. A rebours de ce paisible chemin dans l’ouvert, il y a le chemin bordé d’arbres, de fossés ou de glissières,  la piste protégée dans la forêt, qui d’une manière où d’une autre conjurent l’ouverture dans l’étendue, le débordement. Un chemin bordé  trace l’illusion d’une marche à suivre : prendre celui-ci et non pas un autre puisqu’il est borné dans la certitude de sa direction. Plus de voisinage,  de proximité du même ; le chemin est bordé, cerné dans son lieu ; je suis le chemin, (celui du verbe suivre).

Ce chemin balise l’illusion d’aller quelque part : illusion oublieuse des à-côtés, des échappés belles et des chemins de traverses, des raccourcis et des voies qui se frayent par monts et par vaux. Là, la singularité n’est pas protégée par la multitude, l’inquiétude gagne devant l’immensité sans trace, qui malgré son offrande, apparaît surtout comme un désert. Ainsi, tracer au cordeau son chemin, border sa marche est la seule manière de conjurer les claires-voies.

Dans ce plein-champ trop ouvert, une forêt touffue est aussi vide qu’un désert puisqu’il n’y a aucune route à prendre, rien à faire qu’à errer, divaguer dans cette forme informe, dans cette masse proliférante où les arbres s’ajoutent aux arbres comme les grains aux grains de sable, et dans laquelle je ne peux m’inscrire : un monde sans chemins ou fait d’une multitude de chemins est un monde qui m’ignore car n’étant pas le paysage d’une seule route : je suis le chemin (du verbe suivre), enfin savoir où aller.

Il est au contraire un monde inabordable et fermé sur lui-même autant qu’il est ouvert, comme un éden cerclant l’enfer. L’enfer est sans trace de moi-même, enfer qui me pétrifie dans l’impossibilité  d’un premier pas, d’une route à prendre, un monde sans chemins dans lequel je ne peux rien sinon regarder ce qui me repousse. Un premier pas sitôt arrêté par toutes les voies offertes. Un espace proliférant, marqué d’aucune présence, d’aucune origine, libère autant ma singularité qu’elle l’annule. Telle est une des définitions principales du paysage, qui me désigne comme totalement autonome, puisqu’aucun parcours n’est assigné malgré la multitude des chemins, et bien sûr, à cause de cette multitude. Autonome : à la place exacte de ma solitude, que le paysage redouble et signe d’un chemin.

Ainsi en est-il de cette relation  ambivalente au réel, dont le paysage serait le paradigme : suivant les pas de Sophie Deballe, le promeneur, le spectateur devant les images encadrées, mais aussi l’auteur traçant son chemin que sont ces lignes, emboîtent le pas de la photographe, marchent de concert dans l’instance du Je, actif par le travail de l’imagination, dans le débordement naturel de tout cadre, puisqu’à l’instar du chemin, le cadre des photographies ne cernent que l’illusion d’une pose définitive . C’est une marche plurielle et singulière, qui pas à pas, déplie le cadre en un chemin sans fin.