Nature photographique du terril

Nature photographique du terril par François Robichon, texte introductif du livre Paysages Miniers, Edition du Centre Historique Minier de Lewarde, 2009.

Depuis que les chevalements se dressent sur le bassin minier qui court souterrainement du Nord/Pas-de-Calais à la Wallonie, le paysage photographique, descendant morganatique de la peinture du même genre au xixe siècle, offre très peu d’exemples de vues industrielles. Il faut attendre le xxe siècle pour que l’on porte un regard sur ce monde mystérieux peuplé des damnés de la terre. Quelques artistes belges avaient pourtant abordé ce sujet, jugé ingrat, tels Pierre Paulus, Constantin Meunier ou encore Cécile Douard qui réalisa en 1898 Le Terril (Musée de l’Art wallon à Liège), tableau semble-t-il unique dans l’histoire de la peinture, représentant des femmes et des enfants escaladant un terril. Les photographes qui s’y sont essayés ont essentiellement porté leur attention aux hommes, les mineurs, pour mettre en valeur leur humanité. C’est le cas des photographes Gustave Marissiaux en 1904 dans La Houillère, reportage réalisé pour le compte des charbonnages liégeois, ou de François Kollar dans la série La France travaille (volume 1, Mineurs, 1932). Font exception les Allemands Otto Steinert, un des rares photographes à saisir la forme « abstraite » des terrils de la Sarre au début des années 1950, et Bernd et Hilla Becher qui travaillent avec une attention monumentale sur les bâtiments industriels en péril dans les années 1970.

La photographie aérienne seule, dans sa nécessité de rendre lisible l’organisation du territoire, a pris en compte la totalité des installations industrielles et, dans ses marges, les terrils qui se trouvaient en bout de chaîne d’exploitation. Durant cette histoire de trois siècles de la mine dans le Nord/Pas-de-Calais et en Wallonie, le terril était l’ultime déchet : les femmes de mineurs allaient y récupérer les gaillettes qui avaient échappé au tri, on les utilisa pour servir de remblai aux autoroutes, d’autres enfin ont fait l’objet d’une ultime exploitation lors du choc pétrolier de 1974. En France, la fermeture définitive des Charbonnages de France en 2008 et la destruction banalisée des installations à quelques  remarquables exceptions près — l’ancienne fosse Delloye à Lewarde — ont fait surgir les quelque trois cents terrils existants comme les témoignages les plus imposants d’une saga industrielle qui a conditionné l’histoire de la région. Constat qui est encore plus ancien en Belgique.

L’originalité du présent travail de Sophie Deballe est de prendre pour objet de ses photographies des terrils omniprésents dans le paysage du bassin minier, mais jusqu’ici absents du regard. Certes, sa démarche trouve son origine dans la forêt de Marchiennes puis sur le littoral normand près de Coutances dont elle a parcouru les étendues inlassablement. Sophie Deballe privilégie depuis bientôt dix années une sensibilité à la nature qui s’exprime par le noir et blanc et le format carré (6 x 6) comme dans son portfolio Marches & Limites, édité par le CRP Nord/Pas-de-Calais en 2006. Sensibilité qui trouve ici son prolongement avec la végétation naturelle des terrils. Certains clichés ne laissent guère deviner leur localisation minière. Mais dans d’autres la matière du sol se fait plus explicite, la ligne d’horizon bascule en diagonale et le terril apparaît enfin dans sa pure minéralité originelle.

Pourtant ce regard délocalisé, esthétisé, est rattrapé par l’histoire et la sensibilité contemporaine qui perçoit la chose tout autrement. Le terril est en train de se constituer comme patrimoine, à l’initiative des « gens du Nord ». Une « Maison du terril » a déjà ouvert à Rieulay. Une association a demandé le classement du bassin minier, composé de logements, de fosses et de terrils au patrimoine mondial à l’UNESCO, prolongeant l’action déjà menée en Belgique qui a demandé le classement de quatre anciens charbonnages.

Après avoir été oublié de l’histoire  qui s’est inquiété par exemple du terril de la fosse Renard choisie par Zola pour Germinal après l’arrêt de son exploitation en 1952 ?, le terril devient un patrimoine naturel. Il apparaît même comme un écosystème : la végétation qui se développe sur ses pentes en révèle la datation et en dévoile la matière et la vie interne.Les photographies de Sophie Deballe mesurent et accélèrent cette révolution qui « naturalise » ces tas de déchets en collines à terme verdoyantes et donc propres à modifier en profondeur les plats pays belge et français. Bien sûr ses images veulent délibérément brouiller les pistes en rendant difficile l’identification des lieux et saper les codes du beau paysage standardisé. L’objectif fixe uniformément des fragments, des zones, des matières qui trouvent leur unité dans la qualité des noirs et des blancs de chacun des tirages. Cependant ces images s’inscrivent sans le vouloir dans une histoire qui en conditionne la lecture. De symboles de l’exploitation, les terrils sont en train de devenir les premiers espaces naturels « sauvages » de nos régions, à l’exemple de la chaîne des terrils de Loos-en-Gohelle et du terril du Martinet (Charleroi), classé comme site, qui s’insèrent aujourd’hui dans des circuits touristiques.

Les références de Sophie Deballe à la culture photographique sont plus explicites et tournées vers les paysagistes américains d’après-guerre auxquels on pourrait rajouter le travail de Raoul Hausmann sur les fouillis végétaux dans les années 1930. On se plaira à évoquer le sublime des vues des parcs nationaux d’Ansel Adams, l’intériorité des paysages de Lee Friedlander empreints de « ce moment où le paysage parle à l’observateur ». Il semble bien que les terrils aient parlé à Sophie Deballe car elle fait basculer leur image vers une nouvelle sensibilité, une forme de sentimentalité attachée à la forme en devenir de ces accumulations de labeur.