Parcours d'une mémoire renversée

Un territoire du songe par Philippe LERAT, Commissaire de l’exposition Parcours d’une mémoire renversée : l’Argonne, Bar-le-Duc, 2009.

Si la photographie est un voici, alors ce vers quoi pointent les vues de Sophie Deballe apparaît au premier abord d’une grande banalité : la campagne avec ses champs, ses chemins et ses forêts. Il s’agit, le titre de l’exposition l’indique, de l’Argonne. En vain chercherait-on à y reconnaître un point de repère habituel du regard, un de ces hauts-lieux où s’arrête le touriste pressé. Quand bien même y parviendrait-on, la route serait fausse.

Car le chemin que veut nous faire emprunter l’artiste passe par la photographie elle-même, par cet invisible qui veut justement rendre visible. Les lieux traversés ne sont pas nommés, il n’y a aucune légende qui puisse renseigner sur leur identité : ce que nous ressentons doit être intimement lié à ce que nous voyons. Et ce que nous voyons, c’est la photographie.

Elle témoigne ici des visions et du temps propres à la marche qui  impose une relation au paysage liée aux mouvements du corps.  Les différentes facettes du paysage se découvrent peu à peu, l’œil se fixe tour à tour sur le proche et sur le lointain, le clos succède à l’ouvert, l’ombre à la lumière. Toutes les vues sont prises à hauteur d’homme. Le choix du format carré est loin d’être indifférent. Cette découpe systématique de la réalité extérieure refuse toute hiérarchie dans les sujets. D’autre part, n’imposant pas de sens de lecture, elle restitue une certaine fraîcheur du regard et contraint le spectateur à faire son chemin dans la représentation.

Les photographies sont autant d’arrêts du regard du marcheur sur les secrètes harmonies d’un lieu, les sillons des premiers labours, les reflets de la lumière sur les feuillages, la luxuriance des lisières, ou l’aspect un peu désolé des sous-bois de conifères. Certains espaces sont apaisés, d’autres plus inquiets. Traces des visions qui ont scandé la marche, les photographies prennent la mesure d’un territoire qui se définit alors dans l’espace du souvenir. Le paysage est ainsi une suite d’atmosphères traversées ce qui lui confère une dimension intimiste.

Dans cette recherche Sophie Deballe a été très vite confrontée à l’opposition - elle parle de dichotomie - entre les terres cultivées et la forêt. Dans l’imaginaire occidental, ces deux espaces ne sont pas pareillement connotés. Nos représentations associent les terres cultivées, ouvertes sur l’horizon, à des valeurs esthétiques plutôt proches du classicisme. Ces espaces en quelque sorte rassurent. A l’inverse la forêt est le lieu de l’égarement, on y perd ses repères. Lieu de l’exubérance, du désordre et parfois de.

Si la volonté de l’artiste d’entrer dans les choses, d’y rechercher un ordre, est manifeste, on sent bien que malgré la rigueur de la composition, cette différence de milieu continue à s’imposer. Les vues des paysages ouverts relativement épurées se distinguent des vues de forêt plus complexes par leurs multiples arabesques.

Un photographe célèbre disait naguère que toute photographie n’est que la reconnaissance d’une image qu’on porte en soi.  Avec des cadrages qui exploitent les rythmes graphiques, l’auteur nous montre jusqu’à quel point notre perception est structurée par notre représentation. Le paysage est habité de suggestions formelles qui préviennent toute dérive romantique, cela est particulièrement manifeste dans les représentations de la forêt. Pourtant cette vision d’une nature, fut-elle campagne, immobile et silencieuse, représentée dans ses éléments les plus simples, s’accompagne d’une dimension poétique qui va de la mélancolie des pinèdes à la découpe sur le ciel de la ramure d’un arbre isolé. Les vues semblent toutes se situer sur ce point de tension entre intellectualisme formel et dimension poétique.

D’une image à l’autre quelques motifs reviennent : les chemins –réels ou suggérés-, les lisières, les seuils, les limites… Ils circulent d’une photographie à une autre, d’un site à l’autre. S’ils peuvent être rapprochés l’un de l’autre à l’intérieur de la série, ils peuvent l’être également à l’intérieur de l’œuvre. S’ils apparaissent presque comme des obsessions c’est peut-être qu’inhérents à tout espace traversé, ils permettent de l’interroger et de l’ordonner. Aussi le Parcours d’une mémoire renversée est-il l’ultime prolongement des travaux antérieurs sur les limites et les traces qui tous précisent la manière dont l’espace se structure autour du marcheur. Ne s’agit-il pas de rechercher toujours, mais sur des espaces différents, une carte mentale ?

Ces motifs rejoignent un autre réseau de « signes visibles » encore plus étendu, les traces. Marques des éléments ou empreintes de l’histoire, elles sont présence du passé et enseignent le passage du temps. La trace, c’est d’abord celle de quelque micro-événement comme le frémissement des feuilles de ces jeunes arbres dont le mouvement est saisi par la vitesse lente de l’obturateur. C’est la saisie d’une coïncidence entre l’ombre au sol et le nuage, entre le nuage et les sillons du labour … C’est aussi ce qui reste des actions des hommes : sillons des labours, étendues de chaume, tessons gallo-romains affleurant à la surface, trous d’obus et vestiges de tranchées… Ces traces là nous sont montrées, dans leur renversement, saisies dans le processus qui les ramène à la naturalité, à la limite de l’effondrement ou de la dissolution.

Dans les replis de la terre et dans le creux des forêts profondes se cachent encore les secrets d’une mémoire oublieuse. Gardienne de cette mémoire enfouie, la terre n’en livre parfois que de discrets échos. Ici, l’artiste, marcheur en éveil, tournant le dos au lieu de mémoire, nous révèle la mémoire du lieu. D’autres traces encore, les multiples chemins, réels ou imaginaires, qu’à défaut d’emprunter dans la réalité nous emprunterons dans la représentation : routes, empreintes du tracteur, pistes forestières, chemins qui ne mènent nulle part… Toutes nous disent le passage où l’œil et l’esprit glissent d’un lieu à un autre, du présent au passé mais aussi du réel à l’imaginaire. Beaucoup de photographies nous invitent à la rêverie en arrêtant le regard sur des seuils, là où quelque chose commence. N’y sentons-nous pas obscurément quelque chose en suspens, sur le point d’advenir ? N’allons-nous pas assister à une épiphanie du réel dont la lumière serait la promesse ? Nos interrogations resteront sans réponse.

Dans cette nature enchantée, il arrive parfois que l’eau dormante devienne un miroir où se brouille la limite du reflet et du reflété, semblable en cela à la photographie qui propose une réfraction du monde par le songe. Le territoire parcouru dans la représentation devient alors un appel à dépasser le visible, un territoire du songe, où l’image engendre d’autres images. Peut-être la photographie ne nous parle-t-elle jamais autant que lorsque nous y reconnaissons un lieu où pourtant nous ne sommes jamais allés. Un lieu photographique qui fonctionne comme un écho, qui se confond avec un souvenir lointain, trop diffus pour que nous puissions l’appréhender indépendamment de l’image qui le suscite. Nous restons alors fascinés par ce lieu qui  nous parle de nous-mêmes. S’arrêter sur la rencontre d’un nuage et d’une ombre, se fixer sur un tronc dépouillé qui devient totem, saisir un jeu d’ombre et de lumière, c’est aussi croire qu’il existe de secrètes connivences entre les choses et que la nature n’est pas loin de nous révéler ce à quoi nous n’avons pas accès et qu’un regard attentif nous permettrait de déchiffrer. Devenu palimpseste, le paysage en ses fragments est un texte dont nous recherchons désespérément l’alphabet.