Plus au Nord

Une cartographie mentale par Françoise Paviot, Portfolio Plus au Nord, artconnexion, 2012.

Des images,  il s’en fait et il en circule chaque jour des milliers grâce à des techniques de plus en plus perfectionnées. Par contre, ce qu’on nomme photographie se fait de plus en plus rare et notre capacité à la regarder de moins en moins sollicitée. Sophie Deballe, quant à elle,  réalise des photographies,  avec une volonté à la fois déterminée et exigeante. Pour elle, il s’agit de poursuivre une recherche, de la développer dans la durée et surtout de se servir d’un outil essentiel : son regard. Si on reprochait aux premiers photographes de faire des images de façon mécanique, contrairement aux peintres qui intervenaient d’un geste de la main, ceux-ci ont peu à peu développé un langage propre à leur nouvel outil. Ils ont su très vite que cette machine  pouvait être un instrument de vision, d’appréhension de l’espace, de réflexion quasiment philosophique sur notre capacité à percevoir. Quand elle évoque son travail, sur le paysage, Sophie Deballe aime à parler d’épure, de lignes, de plein, de vide et nous invite à penser les images autrement.

Après avoir  travaillé dans le département du Nord, Sophie Deballe a décidé de continuer son parcours et d’aller encore plus au nord, dans ce Comté de Rogaland en Norvège, là où, dit-elle, « la terre est plus pure ».  Elle est ainsi passée d’un territoire aux limites administratives bien précises pour partir à la recherche d’un espace géographique  plus vaste et plus lointain, dans une direction qui a toujours été un repère essentiel pour les voyageurs. Sur place, il lui a fallu marcher dans les bois, pénétrer dans les broussailles, s’exposer à cette nature apparemment désertée pour enfin s’avancer jusqu’au rivage. En véritable arpenteur, ses pieds ont parcouru  le sol à la mesure de son pas, son corps faisant lien entre la terre et le ciel. Et si aucun personnage n’apparait sur ses photographies, sa présence se lit en contrepoint sur chacune d’entre elles. C’est peut-être avec un corps qui précède l’œil que commence son travail photographique.

Qu’a-t-elle trouvé dans cette région éloignée des circuits touristiques. Peut-être, à première vue, des éléments familiers que nous connaissions bien de ses photographies antérieures, on ne trouve bien souvent que ce qui nous habite, comme si au fond de nous-même il n’y avait qu’une seule et même image. Ne dit-elle pas aussi  que son objectif est d’être en accord avec les éléments naturels sans donner de signes qui signalent ou repèrent les lieux. Ses photographies sont donc des paysages, mais des paysages où il n’est plus question de composer avec le beau,  d’effectuer des  prélèvements anecdotiques mais plutôt de mener de front représentation de la nature et  abstraction. Entre le foisonnement de la végétation et la pureté des lignes rocheuses, entre la frontalité de la forêt et l’espace sans limite des étendues  marines,  elle nous invite à perdre la vue. Verticalité, profondeur, plein, vide, mystère aussi,  son organisation de l’espace se mesure à l’aulne des catégories les plus essentielles de notre perception et nous emmène bien au-delà du détail et du pittoresque.

Alors qu’elle repoussait son territoire de chasse encore plus au nord, elle a voulu approfondir aussi son appréhension de ces espaces en introduisant de nouveaux modes exploratoires, la couleur et surtout un objectif panoramique. La couleur, elle,  est arrivée naturellement, sans forcer le passage, comme un point d’esprit qui devait se placer de lui-même. Le panorama quant à lui, a tout de suite offert aux photographies une autre dimension,  mais différente de ce qu’on aurait pu attendre. En effet,  si panorama signifie en grec « tout voir », une prise de pouvoir en quelque sorte, tout voir c’est aussi réaliser que beaucoup de choses nous échappent. En élargissant notre champ de vision, le panorama l’approfondit mais il nous dirige aussi vers l’infini, là où nous ne sommes plus maitres de rien. Les anciens pensaient que la mer était plate, comme la terre, et que si on allait jusqu’au bout on rencontrait le vide.

Bien loin d’une songerie solitaire et rêveuse, c’est une méditation active et porteuse de sens qui nous est ici proposée car tout en maintenant ses photographies dans leur espace de représentation, Sophie Deballe construit aussi une cartographie mentale dont il ne tient qu’à nous de suivre le parcours. Elle nous propose ainsi, à sa suite, non plus de voir le paysage mais de bien le lire dans  la manifestation silencieuse de sa présence.