Promenades photographiques dans la forêt de Mormal par Sophie Deballe

Promenades photographiques dans la forêt de Mormal par Sopie Deballe, Texte introductif de François Robichon, livre Forêt de Mormal, Présence d'un Paysage, Edition La chambre d'Eau.

 

La forêt de Mormal n’a pas eu son village de Barbizon. Alors que le chemin de fer dessert la forêt de Fontainebleau à partir de 1849, amenant les premiers peintres paysagistes partisans du plein-air et à leur suite les photographes, la forêt de Mormal située aux confins septentrionaux n’attire pas les artistes. On cherchera en vain un guide du lieu sous le Second Empire, époque où peintres et photographes éprouvent les motifs pittoresques et poétiques de la forêt de Fontainebleau. Ainsi Théodore Rousseau et Jean-Baptiste Camille Corot vont « sur le motif », bientôt suivis par leurs confrères en « art industriel », les photographes Gustave Le Gray ou Eugène Cuvelier qui parcourent les mêmes chemins.

Pourtant le chemin de fer va traverser la forêt de Mormal : deux lignes sont construites en 1853 (Landrecies-Aulnoye) et 1872 (Aulnoye-Valenciennes), mais Locquignol n’est pas desservie. Les peintres et les photographes septentrionaux du xixe siècle sont irrésistiblement attirés par le littoral et ignorent la Flandre intérieure et le Hainaut. D’ailleurs, les premières Promenades daguerriennes dans le département du Nord et la province du Hainaut, publiées à Valenciennes en 1844-1845, ne s’y aventurent pas. Et les savants travaux d’Henri Bécourt, ingénieur des Eaux et Forêts à la fin du xixe siècle au Quesnoy, n’y feront rien.

C’est le xxe siècle qui découvre progressivement la forêt de Mormal. Durant la Grande Guerre, elle est occupée par les Allemands qui exploitent à outrance le massif. Près de 6000 hectares, soit les trois quarts de la forêt, sont rasés, laissant un véritable chaos fait de troncs sciés et de branches laissées sur place, sans compter les tranchées et trous d’obus. De 1920 à 1930, dans le cadre des dommages de guerre, la forêt a été reconstituée, essentiellement par nettoyage et plantation de chênes pédonculés.

L’espace devient progressivement un lieu de promenade, d’autant plus que le Nord cherche à valoriser son potentiel touristique. La forêt est présentée par André Mabille de Poncheville dans l’album Le Pays de Hainaut édité en 1935 avec des illustrations par Paul-Adrien Bouroux, dont un dessin d’arbres. Le premier guide avec plan de la forêt de Mormal est édité en 1937 ; il met en avant les dessertes ferroviaires et routières et les possibilités de camping. Mais aucun photographe septentrional de la Nouvelle Vision ne semble s’y être intéressé, à l’instar de photographes américains comme Paul Strand (Dark Forest, Georgetown, Maine, 1928) et Alfred Stieglitz (Poplar Trees, Lake George, 1932) qui ont réalisé dans l’entre-deux-guerres des études d’arbres en noir et blanc faisant ressortir leur graphisme.

En 1940, la forêt est à nouveau sur la route de l’envahisseur. Le combat fait rage pendant plusieurs jours en mai 1940. Durant la guerre, le peintre Félix Del Marle, né à Pont-sur-Sambre, s’installe dans le village d’Aulnoye. Il réalise un recueil sur la forêt de Mormal composé de 24 dessins et deux tableaux, L’Homme-arbre, (1943, Musée des beaux-arts de Valenciennes) et Synthèse de la forêt (1943, Musée de Grenoble) qui renouent avec son inspiration surréalisante. La forêt n’est encore qu’un prétexte.

La forêt est réoccupée par les troupes américaines en septembre 1944. Elles exploitent des hêtres pour reconstruire les ponts du Rhin. Une fois de plus, les dégâts sont considérables : sol défoncé, faune décimée, arbres abattus ou mutilés par des projectiles. Aujourd’hui, la couverture végétale, composée de hêtres et de chênes pédonculés, s’est reconstituée, tout en conservant l’épaisseur historique de ce lieu. A commencer par son nom qui, selon la légende, viendrait de la victoire de la reine Ursa sur le roi des Belges Ursus au viie siècle avant notre ère, au lieu dit Mors Malorum où l’on planta des chênes en mémoire des hommes et des hêtres en mémoire des femmes qui y ont péri. Le nom de Mormal apparaît dans une charte de l’abbaye d’Haumont en 1167 par laquelle le comte Bauduin IV de Hainaut concède à cette abbaye un droit de passage sur le chemin qui traverse la forêt.

Le plus extraordinaire, c’est que cette forêt dans laquelle Sophie Deballe s’est promenée durant l’année 2015, n’a pas changé de configuration depuis le xiiie siècle !

Son travail photographique mêle depuis plus de dix ans marche et photographie, il s’inscrit à la fois dans la lignée des pionniers de la photographie et des premiers daguerréotypistes en quête de nouveaux paysages et également dans la modernité des photographies de Walker Evans, d’Ansel Adams et des faiseurs d’images plus contemporains comme les anglais Hamish Fulton et Michael Kenna.

 La résidence d’artiste à La Chambre d’eau (association culturelle de l’Avesnois) qui a débuté avec les Portes ouvertes des ateliers d’artistes en octobre 2014 et qui s’est  poursuivie pendant une année jusqu’en novembre 2015 se situe dans le prolongement de ses recherches photographiques. La forêt de Mormal est un territoire singulier où les paysages changeants se nourrissent de la présence humaine et de son absence et se transforment au fil des saisons. Alternent des vues de taillis sous futaie impénétrables (au format 6 x 6) et de futaies d’arbres impeccablement espacés (au format 6 x 12) qui ont été réglés par les agents de l’ONF, cette forêt étant domaniale. Quant à l’eau qui serpente en fins ruisseaux ou s’étale en mares, elle offre un miroir où se mêlent végétation et ciel du Nord et où éclatent les couleurs. C’est dans d’infimes détails, dans l’éclat d’une fougère, que Sophie Deballe révèle la beauté de cette forêt dans laquelle elle a déambulé jusqu’au plus profond de sa couverture végétale, souvent guidée par les habitants qui vivent à sa lisière. Mais au final cette suite de photographies invite à se perdre dans cette forêt pour en être mieux saisi, selon son goût, dans toute son épaisseur.

François Robichon

Professeur d’histoire de l’art contemporain

 

Bibliographie sommaire

Henri Bécourt, « La forêt de Mormal », Bulletin de la Société de géographie de Lille,  t. VI (1886), t. VII et t. VIII (1887).

André Liautey, Guide du touriste en forêt de Mormal (Nord), Corbeil, 1937.

In the Forest of Fontainebleau. Painters and Photographers from Corot to Monet, National Gallery of Art, Washington, 2008.

Jacquy Delaporte, La forêt de Mormal, des arbres, des hommes, des légendes, Condé-sur-l’Escaut, 2013.